samedi 22 juin 2013

Deux provençaux et la guillotine

En 1799, soit quelques années après la fin de la Terreur, le journaliste Louis-Marie Prudhomme publiait un Dictionnaire des condamnés à mort sous la Révolution comprenant plus de 17000 noms. Le bicentenaire de la Révolution fut l'occasion d'en tirer, via une maison d'édition joliment baptisée "Ils ont perdu la tête", un Journal des Guillotinés en quatre fascicules, qui sous-titrait en gros "Avez-vous eu un ancêtre DECAPITE pendant la Révolution? Ce journal va vous permettre de le savoir".
Ce journal est à son tour la source principale du site internet les.guillotines.free.fr , qui dépasse l'objet de son titre pour lister "condamnés à mort, à la déportation, et à l'emprisonnement" tout en précisant que "quelques condamnés à mort n'ont pas été exécutés".
On devrait surtout préciser que les 17000 condamnés listés par Prudhomme, dont d'ailleurs certains ont été fusillés et non guillotinés, ne peuvent être que ceux ayant laissé un nom dans les documents auxquels il a eu accès[1]. Une publicité du type "avez-vous eu un ancêtre décapité" est donc, osons le dire, un raccourci très rapide.
C'est en tous cas sur les.guillotines.free.fr que je vais retrouver deux membres de ma famille:
MOLLET Joseph, âgé de 48 ans, sous lieutenant au 17ème régiment, né et domicilié à St Michel, département des Basses-Alpes, condamné à mort le 8 prairial an 2, par le tribunal révolutionnaire de Paris, comme conspirateur
MOLLET Joseph, ex curé de Castellet, domicilié à Montroc, département du Vaucluse, condamné à mort le 2 fructidor an 2, par le tribunal criminel du département des Basses-Alpes, comme réfractaire à la loi.
Pour compléter et corriger ces informations, il faudra me plonger dans les archives.

LE MILITAIRE

Le premier Joseph Mollet est le frère d'un de mes ancêtres directs. Il est né le 27 avril 1750 à Saint-Michel-l'Observatoire, fils d'un autre Joseph Mollet (1696-1781) et de Catherine Giraud (1711-1753). Des recherches au Service historique de la défense à Vincennes m'ont permis de reconstituer sa carrière militaire jusqu'à la Révolution[2]. Pour connaître la suite, je devrai consulter aux Archives nationales les dossiers du tribunal révolutionnaire[3].
Donc, Joseph Mollet est au printemps 1793 maréchal des logis au 18e régiment de cavalerie, rattaché à l'armée des Ardennes. Rappelons le contexte: l'armée des Ardennes et celle du Nord sont sous les ordres du général Dumouriez. Après la victoire de Valmy en 1792, elles ont occupé la Belgique, mais doivent l'évacuer après la défaite de Neerwinden face aux Autrichiens, le 18 mars 1793. Dumouriez fait camper ses troupes aux alentours de Maulde, dans le Nord. Menacé d'arrestation par la Convention, il a déjà commencé à négocier avec l'ennemi. Le 1er avril, il ajoute à son ordre du jour que, s'il est destitué et s'il peut compter sur le soutien de l'armée, il entrera en révolte contre la Convention. Le soir même, il reçoit la nouvelle de sa destitution; dans la nuit, il fait imprimer une proclamation invitant ses troupes à se joindre aux Autrichiens pour marcher sur Paris et rétablir la monarchie. Il la répètera le 3 avril.
La nouvelle est diffusée dans les milieux civils et militaires de la région. Dans la compagnie dont fait partie Joseph Mollet, le capitaine Reynier rassemble ses hommes pour la leur annoncer, puis les officiers demandent l'avis des cavaliers; on convient d'attendre les ordres de la Convention. Sur ces entrefaites, deux des trois escadrons du régiment (environ 200 hommes, le 3e escadron est en détachement dans les Ardennes) sont rassemblés à Condé-sur-l'Escaut. Un matin (d'après la chronologie de l'affaire, nous sommes le 4 avril) le lieutenant-colonel Tulles, qui commande le régiment, réunit les officiers et sous-officiers. Le maréchal des logis Bouzat, un subordonné direct de Joseph Mollet, sort bientôt de la réunion et alerte les cavaliers qu'il trouve: Tulles a présenté aux gradés la fameuse proclamation, et tous ont choisi de faire passer le régiment à Dumouriez - sauf lui, Bouzat. Sur la suite, les témoignages laissent deviner une pagaille éminemment militaire, les trompettes sonnant trois fois l'ordre de monter en selle, les cavaliers qui sont montés démontant aussitôt après, ceux qui n'ont pas entendu Bouzat ne comprenant pas ce qui se passe, mais enfin tout le monde finit par être au courant, d'autant que des dragons d'une autre unité viennent annoncer que leurs propres officiers ont tenté la même manoeuvre: "vous autres ne montez pas à cheval parce que vous seriez perdus: on veut vous emmener de l'autre côté"
Bouzat va prévenir le commandant de la place, le capitaine Langlois. Vers 15 h. les cavaliers finissent par être rassemblés et en selle, mais, que la nouvelle ait été vraie ou non, il n'est plus question de tenter quoi que ce soit en faveur de Dumouriez.
On imagine l'ambiance parmi l'encadrement. Bouzat reçut beaucoup d'injures[4], Mollé (sic) maréchal des logis (...) traitoit Bouzat de foutu gueux qui cherchoit à les faire égorger par les cavaliers, que lui Mollé haïssoit trop l'ancien régime pour être traître à sa patrie[5].
En fait, tout cela est lié à une manoeuvre du général Neuilly, commandant les troupes rassemblées à Condé, pour livrer la ville à Dumouriez. Les livres d'histoire, et la correspondance de l'armée conservée au SHD Vincennes, permettent de comprendre ce qui se passait par ailleurs. Dans la matinée de ce même 4 avril, Dumouriez, avec une petite escorte, a quitté son quartier général de Saint-Amand et chevauche vers Condé. En chemin, un aide de camp de Neuilly vient à sa rencontre, l'avertir que la garnison de la ville est en grande fermentation[6]. Dumouriez renonce à entrer dans la ville et demande à Neuilly de le rejoindre avec le seul 18e de cavalerie; nous avons vu que ce n'était pas possible. Il est de toute façon trop tard: les garnisons de Lille, Douai, Valenciennes ont choisi le parti de la Convention, et de plus en plus de soldats abandonnent le camp de Maulde. Le lendemain, 5 avril, Dumouriez rejoint les Autrichiens avec le peu d'hommes qu'il a pu rallier. Quant à Neuilly, le 4 avril à 16 h., il écrit aux représentants de la Convention qu'il a lu à ses troupes leur propre proclamation condamnant Dumouriez; la lecture s'en est faite avec calme et tranquillité, il m'a paru que toutes les troupes sont dans les meilleurs intentions[7]. Il n'en reçoit pas moins du général Dampierre, successeur de Dumouriez, qui a été alerté de l'incident, une convocation pour se rendre à son quartier général de Valenciennes. Aussi, le matin du 5 avril, il prévient le capitaine Langlois qu'il va visiter les avant-postes, sort de Condé et détale. Il finira sa carrière dans l'armée autrichienne.
Le 18e de cavalerie reçoit l'ordre de quitter Condé pour Fresne, ce qu'il fait un ou deux jours après l'incident. A l'extérieur de la ville, Tulles fait mettre les cavaliers en cercle dans un pré et demanda haut et fort quels étoient les individus à qui il avoit été proposé par lui ou par les sous-officiers de passer à l'ennemi[8]. Tout le monde nie, hors Bouzat. A Fresne, ayant reçu des menaces (...) notamment de la part de Mollet (...) qui lui avoit promis de lui brûler la cervelle d'un coup de pistolet en quelque endroit qu'il le rencontreroit[9], Bouzat disparaît. Quelques jours après, alors que le régiment est passé à Houdain, toujours dans le Nord, le fugitif réapparaît, pour demander un congé régulier... et sa solde en retard. Il s'en fut pour cela trouver le commandant, accompagné du citoyen Mollet, qui étoit alors son maréchal des logis en chef. Après avoir avoué les larmes aux yeux qu'il avoit les plus grands torts (...) il le pria de lui donner son congé, ajoutant que son infâme conduite le rendoit indigne de rester au régiment. "Malheureux", répond Tulles, "tu n'es pas content d'avoir cherché à me perdre, et à m'ôter la confiance des braves gens que je commande, tu oses encore essayer un autre moyen de mettre ton projet à exécution, en me demandant ton congé, tu n'ignores pas qu'il est expressément défendu d'en accorder aucun; et si j'étois un homme foible, je serois bientôt ta victime." Bouzat continua de se reprocher ses torts, ajoutant qu'il étoit juste qu'il fût le seul malheureux qui dût gémir de ses fautes, et qu'il lui étoit impossible de rester avec de braves gens à qui il avoit si essentiellement manqué. Le commandant lui fit un discours paternel, et employa tous les moyens de le faire rentrer dans le devoir; il le renvoya ensuite à son logement, ordonnant à Mollet qui avoit été témoin de leur conversation de lui donner son décompte, comme il l'avoit fait à sa compagnie. Mais à peine Bouzat fut-il sorti du logement du commandant qu'au lieu de suivre Mollet il gagna le sien au plus vite, monta à cheval avec armes et bagages, et s'en fut sans congé[10]. Le 10 avril, il obtient du général Dampierre une autre affectation et une promotion, et le 15 rejoint comme adjudant le 20e régiment de dragons. D'Abbeville, il écrit au brigadier Delmas et à plusieurs autres de ses amis du 18e de cavalerie de venir le rejoindre, leur promettant un avancement rapide. Quinze d'entre eux rallient avec leurs chevaux le 20e dragons. Tulles passe sa colère sur Delmas, qu'il fait emprisonner à Valenciennes.
Là-dessus, les Autrichiens attaquent, et c'est la défaite de Famars, le 23 mai 1793. Le 18e de cavalerie se distingua[11] et y laissa de nombreux morts ou prisonniers, dont Tulles resté aux mains de l'ennemi. C'est probablement peu après que le capitaine Reynier est mort de ses blessures[12]. Le régiment est envoyé au dépôt (c'est-à-dire à l'arrière, pour repos et incorporation de nouvelles recrues) à Reims. C'est là que le 4 juin il est renuméroté 17e de cavalerie (le 15e de cavalerie étant l'année précédente passé en bloc à l'ennemi, on décale d'un rang la numérotation de tous les régiments qui le suivent). Le comblement des vides et la formation d'un 4e escadron permettent un avancement rapide: tandis que le lieutenant-colonel Prisye succède à Tulles, Joseph Mollet devient sous-lieutenant.
Ceci ne peut manquer de susciter des jalousies, surtout dans le 3e escadron qui est toujours détaché dans les Ardennes. Ceux à qui le rang ou l'ancienneté pouvoient donner quelque espoir, eurent part à la nomination; aussi les autres emportés par une basse jalousie, à la nouvelle du choix que l'on avoit fait, commencèrent-ils à déployer leur fureur. Une première dénonciation est adressée aux représentants du peuple dans le département et à l'armée des Ardennes, sans résultat. Début juillet, le régiment rejoint l'armée du Nord, où le 3e escadron le rallie; on fraternise, on se jure de part et d'autre une amitié éternelle[13], mais le 16 septembre, alors que le régiment est cantonné à Biache (Pas-de-Calais), un lettre cosignée par une douzaine de militaires est adressée au ministre de la guerre. Elle dénonce le complot du mois d'avril, nommant treize officiers dont Joseph Mollet: de pareils chefs sont fort dangereux et la prudence exige que provisoirement l'on s'empare d'eux en attendant qu'il soit décidé de leur sort, d'ailleurs tous les chefs ne font que tenir des propos inciviques et ne possèdent la confiance de personne, de quelques individus qui sont de leur sentiment[14]. Une autre dénonciation, avec cette fois 26 signatures, est adressée le 1er octobre aux représentants du peuple près l'armée du Nord, à Arras. Elle rappelle l'affaire, allonge la liste des gradés dénoncés jusqu'à 17 personnes et fait d'autres révélations. Au camp de Frescaty près de Metz, fin 1792, alors que plusieurs unités avaient planté des arbres de la liberté surmontés de bonnets rouges, des cavaliers du 18e voulurent faire de même mais Presy [Prisye] qui n'était alors que lieutenant-colonel et qui commandait l'escadron vint nous demander pourquoi est-ce qu'on avait planté cette vilenie là, il ordonna qu'on l'arrachasse, le jeune sous-lieutenant Héry finissant par faire remplacer le bonnet rouge par un bonnet blanc. Déjà à Amiens en décembre 1791, les bourgeois de la ville avaient offert à Prisye l'étendard tricolore qui était désormais réglementaire, mais il n'a jamais voulu que l'on s'en serve. Il a même fait conserver aux housses des chevaux le galon blanc qui devait être supprimé comme symbole de l'Ancien Régime.
Ses subordonnés ne valent pas mieux. A Reims, Tollerez a crié "vive le roi" dans un café, et s'en est tiré avec trois jours de prison, qui ne l'ont pas empêché de passer maréchal des logis-chef. Lartigue traite les membres de la Convention de "f... gueux" et de "scélérats". Le chirurgien-major Bugnotet ne tient d'autre langage que celui de l'aristocratie et ne cesse de débiter de fausses nouvelles. Le Chêne (qui calomnie également la Convention), Arragon, Bouchiat ont fui lors de la bataille de Neerwinden[15].
Cette fois, la menace se précise. Vers ce même 1er octobre, le sous-lieutenant Dideray passe à Saint-Quentin (Aisne), où Joseph Mollet se trouve avec un détachement, et lui parle des fameuses dénonciations. Mollet demandera plus tard à deux cavaliers du régiment, Bove et Gabriel, de témoigner de ce qu'ils se sont dit alors: Bove lui écrira au sujet de ce que j'ai entendu par le sitoien Dideray etant a boire l'eau de vie ensemble, moi present Bove et Gabriel de ce que Dideray vous a dit que l'on l'avoit fait signer par force et que s'il ne l'avoit pas signé on l'auroit mit dedans et qu'on l'auroit dégradé et que si j'ettoit a ta place je ne coucheroit pas ici ce soir que je fouteroit le camp de l'autre coté et vous lui avez repondu que la guillotine me couperoit plutôt en quatre que de me battre contre ma patrie et que je ne craignoit rien[16].
Le 4 octobre, les représentants du peuple lancent un mandat d'arrêt contre 25 gradés du 17e de cavalerie, à emprisonner à Arras pour être traduits devant le tribunal militaire. Outre le lieutenant-colonel Tulles, décrété d'arrestation bien qu'il soit toujours prisonnier de l'ennemi, la liste comprend Joseph Mollet, le colonel Prisye (ci-devant de Prisye), les lieutenants-colonels Héry et Prébaron (ci-devant Furet de Prébaron), les capitaines Lecandre et Cazeaux, les lieutenants Bouchiat (ci-devant Plaisant de Bouchiat), Truchot, Augustin, Héry fils, les sous-lieutenants Beauregard, Verillot, Poisson, Arnaud, Jourdeuil, Juy, le chirurgien-major Bugnotet, les adjudants Bonnot et Cayel, le maréchal des logis Galzot, les brigadiers-fourriers Tollerez, Lartigue, Le Chêne et Arragon[17]. Bientôt ils se trouvent rassemblés à l'ancienne maison des Orphelines, convertie en prison par la Révolution. Un autre officier compris dans la dénonciation, le sous-lieutenant Pruneau, qui se trouvait au dépôt à Beauvais, y sera arrêté en novembre et interné dans la prison de cette ville.
Les gradés arrêtés sont remplacés; le chef du 3e escadron, Augier, dit avant la Révolution Augier de Bellecourt (c'est un Provençal, né en 1737 à Saint-Vallier dans les actuelles Alpes-Maritimes) prend le commandement du régiment. L'ambiance ne s'y améliore pas, si l'on en juge par la lettre qu'un lieutenant-colonel nouvellement promu écrit au sous-lieutenant Verillot le 23 nivôse/12 janvier 1794: vos coquins de dénonciateurs (...) vous les connaissez, cet Didré [Dideray] qui dit a Molet qui foute le camp avec son cheval qu'il étoit dénoncé (...) ces plats gueux demandent Bouzat pour lieutenant, il y  des coquins qui sont pour et d'autre n'en veule pas. Je ne vous ecrit quen tremblant. Et plus tard tous les officiers sont rempl... Je ne peux plus écrire, je pleure, je ne suis plus un homme, je voudrois n'avoir connu aucun de vous, je n'aurois pas de regret[18]. Augier lui-même paraît n'avoir fait que passer[19] à la tête du régiment, peut-être inclus, comme son lieutenant-colonel, dans la vague de destitutions prononcée par les nouveaux représentants à l'armée du Nord, Saint-Just et Le Bas, début 1794[20].
Entretemps l'instruction commence, des témoins sont interrogés (on n'a gardé que douze procès-verbaux d'interrogatoires, menés à Beauvais, dont celui du brigadier Delmas). Le 16 nivôse an II (entretemps la France est passée au calendrier révolutionnaire: c'est le 5 janvier 1794), Carré, l'accusateur public auprès du tribunal militaire d'Arras, écrit au ministère de la guerre je suis fort embarrassé[21]. La plupart des prévenus ne relèveraient-ils pas plutôt du tribunal criminel?
Justement, le ministère a transmis le dossier à Fouquier-Tinville, l'accusateur public auprès du tribunal révolutionnaire, à Paris. Celui-ci émet le 17 pluviôse/5 février un mandat: le colonel Prisye, le lieutenant-colonel Héry et les quatorze autres gradés dénoncés comme ayant participé à l'affaire de Condé (Héry fils, Prébaron, Lecandre, Cazeaux, Mollet, Beauregard, Verillot, Poisson, Arnaud, Jourdeuil, Bugnotet, Bonnot, Juy et Pruneau) doivent être transférés à Paris pour être jugés par le tribunal révolutionnaire. Mais deux jours plus tard, un décret de la Convention attribue l'affaire au tribunal criminel du département du Nord, siégeant à Douai, qui porte lui aussi le titre de tribunal révolutionnaire. Pruneau est rapidement transféré de Beauvais à Paris et interné à la Conciergerie, dans l'enceinte du Palais de Justice, mais Carré décide de suivre le second document et envoie ses prisonniers d'Arras à Douai. A la veille du départ, l'un d'eux, le lieutenant-colonel François Héry (54 ans), est mort en détention: son décès est enregistré à Arras le 21 pluviôse/9 février[22].
Après un second décret du 6 ventôse/24 février corrigeant le premier (il décide que les quinze seront jugés par le tribunal révolutionnaire de Paris, et les autres par le tribunal militaire), puis une lettre adressée au ministère de la guerre par Fouquier-Tinville qui s'inquiète de ne pas voir arriver ses prévenus, Carré les met finalement en route pour Paris le 9 germinal/29 mars.
Trois voitures à chevaux, escortées par la gendarmerie de brigade en brigade, transportent les prisonniers à Bapaume, Péronne, Louvres, Senlis puis Paris. Le 18 germinal/7 avril, ils sont internés au ci-devant collège du Plessis, devenu la maison d'arrêt de l'Egalité (c'est sur l'emplacement de l'actuel lycée Louis-le-Grand, dans le Quartier Latin, à deux rues de là où j'habitais à Paris)[23]. Seul, le jeune Héry passe d'abord quelques jours à l'hospice du tribunal révolutionnaire (dans l'actuel Hôtel-Dieu) pour une dysenterie.
La prison, qui compte le jour de leur arrivée 363 détenus, renfermera jusqu'à (selon un état du 3 prairial/22 mai) environ 500 hommes et une centaine de femmes. Coïncidence, dans la liste figurent la femme Deneuilly et sa fille âgée de douze ans[24]. S'agirait-il de la femme et de la fille du général dont la trahison a déclenché toute l'affaire? En tous cas, elle semblent avoir survécu à la Terreur.
Du côté de notre groupe, François Cazeaux, le plus âgé (une soixantaine d'années) est à son tour admis à l'hospice le 26 germinal/15 avril; il y meurt le 2 floréal/21 avril. Le 8 floréal/27 avril, les prisonniers sont rejoints par Pruneau, transféré de la Conciergerie.
Désormais quatorze, ils préparent leur défense et font parvenir un mémoire à Fouquier-Tinville: patriotes opprimés, victimes de la cabale et de l'ambition, depuis six mois nous sommes détenus, depuis six mois nous sommes traînés, comme des criminels, de prison en prison. Et de citer leurs dénonciateurs: Bouzat, que nous connaissons déjà (quant aux hommes qu'il avait entraînés au 20e dragons, ils ont massivement déserté depuis); Guyot, qui pendant deux campagnes n'a pas bougé de l'hôpital pour une maladie vénérienne dont il eût été bien fâché de guérir; Tiercelin, un perturbateur et un mauvais sujet, tous deux ayant participé à un pillage affreux près de Montmédy en octobre 1792, et failli se faire expulser du régiment[25]; Changé, de qui cent fois je me suis moqué (c'est le chirurgien Bugnotet qui parle), pour avoir une nuit jeté la frayeur dans un avant-poste, et s'être jeté, avec une partie de ses collègues, dans une des redoutes d'Aulnoy près Valenciennes[26]; les capitaines Veyssette et Bessière, de l'escadron des Ardennes, qui ont recelé du butin pris à la bataille d'Arlon en juin 1793... Quant à ceux qui ne se sont pas associés à la dénonciation, le nommé Carret cavalier fut violemment frappé, n'ayant pas voulu signer, ni participer à notre perte; lors de l'arrestation, le nommé Gauthier alors maréchal des logis ayant témoigné de l'indignation au sujet de notre arrestation, fut obligé de se cacher, poursuivi par plusieurs de nos délateurs qui vouloient l'assassiner, puisqu'ils sondèrent avec la pointe de leurs sabres son lit et toutes les places de la maison où il s'étoit réfugié[27].
Le 5 prairial/24 mai, sept témoins que Fouquier-Tinville a fait venir du dépôt de Beauvais arrivent à Paris. Le brigadier Delmas est parmi eux, il manque Bouzat qui se trouve dans les Ardennes avec son nouveau régiment et n'a pu être convoqué à temps. Il n'est pas resté de trace de leur interrogatoire. Le même jour, un juge du tribunal révolutionnaire, Denisot, et son greffier se rendent à la prison de l'Egalité pour interroger les détenus (moins Héry, qui a été renvoyé à l'hospice). Tous nient les accusations. Le colonel Prisye choisit comme avocat un certain Sezille, tandis que pour les autres Duchateau est commis d'office[28].
Le 6 prairial/25 mai, Fouquier-Tinville rédige son acte d'accusation et requiert le transfert des prisonniers à la Conciergerie. Le 8 prairial/27 mai, Joseph Mollet (48 ans), Pierre Claude Marie Prisye (46 ans), Emile Joseph Xavier Héry (19 ans), Jacques Joseph Laurent Furet dit Prébaron (44 ans), Etienne Lecandre (27 ans), Nicolas Jacques Beauregard (41 ans), Philippe Verillot (26 ans), François Poisson (27 ans), Jean Arnaud (44 ans), Etienne Jourdeuil (29 ans), Jean François Bugnotet (25 ans), Claude Bonnot (27 ans), Claude Juy (26 ans) et Pierre Félix Pruneau dit Saint-Pierre (42 ans) sont condamnés à mort comme convaincus de manoeuvres pratiquées à l'époque de la trahison de l'infâme Dumouriez tendant à ébranler la fidélité des soldats à la Nation, à les faire déserter à l'ennemi et marcher à la Convention[29]. Ils sont exécutés place de la Révolution (aujourd'hui place de la Concorde), probablement le même jour.
En même temps ont été condamnés: un ci-devant comte de Lévis-Mirepoix, convaincu d'intelligences contre-révolutionnaires; le général Donadieu, pour avoir retenu ses troupes lors de la bataille de Wissenbourg (décembre 1793); la citoyenne Catherine Mathieu et sa fille Suzanne Vigneron, pour avoir correspondu avec leur fils et frère émigré; les citoyens Jude, Binet, Avenet, Houry, pour conspiration (deux autres accusés ont été acquittés); et un personnage important dans l'histoire de la Révolution en Provence: Mathieu Jouve dit Jourdan Coupe-Tête, qui lors du rattachement du Comtat Venaissin à la France avait été successivement général de l'armée d'Avignon et officier de gendarmerie. Il est convaincu de conspirations formées dans le département des Bouches-du-Rhône[30], et singulièrement à Avignon et dans son district, contre le peuple, l'unité et l'indivisibilité de la République, par suite desquelles les biens nationaux auraient été dilapidés, en s'en procurant à vil prix l'adjudication par les intrigues et la terreur, en abusant de l'autorité militaire, pour persécuter et incarcérer arbitrairement des patriotes, des fonctionnaires publics, même dans le sein des sociétés populaires, en méconnaissant l'autorité judiciaire, administrative, de police, et même de la représentation nationale, pour y substituer un pouvoir arbitraire et oppresseur; enfin, en protégeant des fédéralistes[31], des contre-révolutionnaires, des hommes suspects[32].
Les corps sont enterrés au cimetière des Errancis, près du parc Monceau; ils seront transférés aux Catacombes lors de la destruction du cimetière au XIXe siècle. Enfin, toujours d'après les.guillotines.free.fr, le 17 messidor/5 juillet, Henri Bouchiat, Jean Baptiste Lartigue et François Truchot sont condamnés à mort par le tribunal militaire d'Arras.
Le Service historique de la défense permet de connaître l'épilogue de l'affaire pour certains autres de nos personnages. Arnaud Mathieu Tulles, auquel sa captivité a sauvé la vie, rentre en France en nivôse an IV/décembre 1795 ou janvier 1796; il prend peu après sa retraite pour blessures et infirmités[33]. Victor Bouzat est tué en Espagne en 1809; il était alors capitaine au 20e dragons et chevalier de la Légion d'honneur[34].
Joseph Mollet avait apparemment toujours gardé des liens avec Saint-Michel: dans son interrogatoire il se disait cultivateur et actuellement sous-lieutenant au 17e régiment[35]. Pour sa famille, l'épilogue a lieu lorsque la loi du 21 prairial an III/9 juin 1795 restitue les biens, jusqu'alors légalement confisqués, des condamnés du tribunal révolutionnaire. Le 25 prairial an II/13 juin 1794, l'administration du district de Forcalquier avait chargé la municipalité de Mont-Michel (c'est le nom révolutionnaire de Saint-Michel) de mettre sous séquestre les biens de Joseph Mollet[36]. Sur pétition de ses frères Louis et Antoine Mollet, un arrêté départemental du 25 messidor an III/13 juillet 1795 les maintient en possession de 2000 livres et autres sommes afférant audit Joseph Mollet de l'héritage de feu Joseph Mollet son père[37].


LE CURE

L'autre Joseph Mollet est un cousin issu de germain du précédent. Il est né le 29 février 1728 à Dauphin, de Giraud Mollet (1701-1761) et Marie Rousset (1708-1768). Au début de la Révolution, il est curé de Castellet, dans l'actuel Vaucluse. La loi du 29 novembre 1790 exigeant des prêtres un serment de fidélité à la nation, à la loi et au roi, il prête ce serment devant la municipalité le 20 mai 1791, avec restriction, puis le 27 mars 1792 sans restriction, se rétractant de celle qu'il avoit insérée dans celuy qu'il avait précédemment prêté. Après la chute de la monarchie, l'Assemblée législative exige un nouveau serment, d'être fidèle à la nation et de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir en les défendant. La municipalité de Castellet constate le 8 octobre 1792 que Joseph Mollet l'a également prêté.
Néanmoins, le 28 pluviôse an II/16 février 1794, il abdique ses fonctions, après s'être fait délivrer par la mairie de Castellet un certificat de civisme. Il se retire chez sa soeur Marie Elizabeth (née en 1741), mariée à Jacques Carbonel à Dauphin (ou plutôt à Mont-Roc: comme Saint-Michel, le village a changé de nom, ne pouvant en garder un qui faisait penser au fils de Louis Capet). La mairie de Mont-Roc lui délivre le 30 prairial/18 juin un nouveau certificat de civisme, indiquant qu'il a toujours donné (...) des marques non équivoques du plus pur civisme et du plus ardent patriotisme[38]. Il ne va pas tarder à en avoir besoin.
La loi du 30 vendémiaire an II/21 octobre 1793 punit de mort les prêtres réfractaires au serment civique, ainsi que ceux qui les recèleraient. Seuls sont exclus les prêtres infirmes ou sexagénaires. Une nouvelle loi, le 22 floréal an II/11 mai 1794, ordonne néanmoins que ces derniers, à compter de la publication (...) seront tenus dans deux décades de se transporter au chef-lieu de leur département pour y être reclus dans la maison destinée à cet effet; au-delà, ils seront passibles de mort comme les autres. L'agent national[39] de Forcalquier ne diffusera cette loi aux municipalités de son district que le 19 messidor/7 juillet. Il semble bien qu'il ait profité de cet intervalle en se disant "dépêchons-nous d'arrêter quelques ecclésiastiques, dans quelques jours il sera trop tard."
Le 14 messidor/2 juillet, il lance un mandat d’arrêt contre Joseph Mollet, considéré comme réfractaire, ayant rétracté son serment civique le 20 mai 1791. Le lendemain, un autre mandat est lancé contre Jacques Carbonel et son fils, pour recel. Tous trois sont emprisonnés à Digne, leurs biens placés sous séquestre, et le 26 messidor/14 juillet l'agent national peut écrire à son homologue d'Apt cet ex-curé du Castelet avoit par sa fuite purgé ton district, son arrestation et translation ont purgé celui-cy, bientôt la terre de la liberté n’en sera plus souillée. Il signale le lendemain au comité de sûreté générale, à Paris, que deux autres individus soupçonnés de prêtrise et un ci-devant frère hermite sont également arrêtés[40].   
La soeur de Joseph Mollet lui obtient en vain un nouveau certificat de civisme de la mairie de Mont-Roc, le 18 messidor/6 juillet[41]. Il est jugé par le tribunal criminel de Digne le 2 fructidor/19 août. On constate qu'il a été arrêté avant d'avoir pu être informé de la loi du 22 floréal, et n'est donc pas passible de mort. Il est tout de même, comme réfractaire, condamné à la réclusion, ainsi qu'à la confiscation des biens prévue par la loi du 22 ventôse an II/12 mars 1794[42]. Il n'est plus question des Carbonel, qui ont probablement été libérés dans la foulée.
Joseph Mollet doit attendre le 4 nivôse an III/24 décembre 1794 pour que le comité de surveillance de Digne, au vu des pièces le concernant, à commencer par sa prestation de serment du 27 mars 1792, constate qu'il n’a point rétracté son serment mais bien rectifié un serment qui n’étoit point entièrement conforme à la loi. Ne pouvant donc être considéré comme réfractaire, il est autorisé à se retirer dans le sein de sa famille[43]. Ayant, contrairement à ce que dit la liste que Louis-Marie Prudhomme ne pouvait rendre exacte à 100%, échappé à la condamnation à mort, il meurt le 3 vendémiaire an V/24 septembre 1796 à Mont-Roc, redevenu Dauphin, dans sa maison[44].

Vincent Mollet (CG 04)


SOURCES

Abréviations:

AD04: archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence
AD60: archives départementales du Pas-de-Calais
CHAN: centre historique des Archives nationales, Paris
SHD/GR: Service historique de la défense, archives du ministère de la guerre, Vincennes






[1]    si l'on compte les exécutés anonymes: fusillés de Toulon, mitraillés de Lyon, noyés de Nantes... la Terreur a fait en tout environ 40000 morts. On peut y ajouter les 2 à 300000 morts par faits de guerre en Vendée et aux alentours, ce chiffre incluant les victimes des républicains et celles des royalistes.  Cf. François Lebrun, "La Terreur à l'ordre du jour", dans Les Collections de l'Histoire, n° 25, La Révolution française, 2004.
[2]    cf. mon article "Ancêtres militaires bas-alpins", dans PG n° 155 de mars 2010
[3]    dossier de l'affaire. CHAN, W 374, dossier 3
[4]    témoignage du maréchal des logis Léger Potey, 15 novembre 1793. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 145
[5]    témoignage du cavalier François Maréchal, 15 novembre 1793. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 145
[6]    CHUQUET (Arthur), La Trahison de Dumouriez, Paris, L. Cerf 1891
[7]    lettre de Neuilly aux commissaires de la Convention, 4 avril 1793. SHD/GR, B1 11
[8]    mémoire défensif. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 132
[9]    dénonciation, 1er octobre 1793. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 141/2
[10]    mémoire défensif. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 132. Ce mémoire ayant été rédigé alors que Tulles était prisonnier des Autrichiens, et la scène avec Bouzat n'ayant pas eu d'autre témoin, c'est évidemment Joseph Mollet qui raconte.
[11]    LASSUCHETTE (capitaine de), Historique du 26e dragons [ancien 18e et 17e de cavalerie], Dijon, Darantière 1894
[12]    témoignage du brigadier Jean Pierre Delmas, 14 novembre 1793. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 145
[13]    mémoire défensif. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 132
[14]    CHAN, W 374, dossier 3 pièce 144
[15]    dénonciation, 1er octobre 1793. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 141/2
[16]    lettre de Bove et Gabriel à Joseph Mollet, 26 frimaire an II/10 décembre 1793, dans le mémoire défensif. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 132
[17]    CHAN, W 374, dossier 3 pièce 139
[18]    lettre d'un lieutenant-colonel du 17e de cavalerie à Verillot, 23 nivôse an II/12 janvier 1794, dans le mémoire défensif. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 132
[19]    CHURCHILL (Sidney), Etat militaire de la France pour l'année 1789... Réimpression..., Carnac, l'auteur 1913-1925
[20]    WALLON (Henri), Les Représentants du peuple en mission..., Paris, Hachette 1889-1890
[21]    CHAN, W 374, dossier 3 pièce 142
[22]    tables décennales d'Arras, en ligne sur le site des AD60
[23]    sur le Paris révolutionnaire, HILLAIRET (Jacques), Dictionnaire historique des rues de Paris, Paris, Minuit 1963   
[24]    dossier "maison d'arrêt de l'Egalité". CHAN, W 85
[25]    mémoire défensif. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 132
[26]    mémoire défensif de Jean François Bugnotet. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 133
[27]    mémoire défensif. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 132
[28]    interrogatoire. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 135
[29]    Moniteur [journal officiel de l'époque], 13 prairial an II/1er juin 1794. Les âges étant ceux notés dans l'interrogatoire et repris avec plus ou moins d'exactitude par l'acte d'accusation puis  le Moniteur, ils sont approximatifs; Joseph Mollet, par exemple, avait 43 ans.
[30]    de son rattachement à la France (1791) jusqu'à la création du département du Vaucluse (1793), Avignon fait partie des Bouches-du-Rhône.
[31]    partisans des Girondins
[32]    Moniteur, 13 prairial an II/1er juin 1794
[33]    dossiers Arnaud Mathieu Tulles. SHD/GR, 2YE 4005 et 2YF 78165
[34]    dossier Victor Bouzat. SHD/GR, 2YE 529
[35]    réquisitoire. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 53
[36]    AD04, L 279 p. 319
[37]    AD04, L 274 p. 78
[38]    arrêt du comité de surveillance de Digne, 4 nivôse an III/24 décembre 1794. AD04, L296
[39]    sorte de sous-préfet
[40]    AD04, L 281
[41]    LEOUFFRE (Jean-Marie), Dauphin, pages d'histoire, Digne, Société scientifique et littéraire des Alpes de Haute-Provence
[42]    AD04, L 328
[43]    arrêt du comité de surveillance de Digne, 4 nivôse an III/24 décembre 1794. AD04, L 296
[44]    état civil de Dauphin, en ligne sur le site des AD04