En 1799, soit quelques
années après la fin de la Terreur, le journaliste Louis-Marie Prudhomme
publiait un Dictionnaire des condamnés à
mort sous la Révolution comprenant plus de 17000 noms. Le bicentenaire de
la Révolution fut l'occasion d'en tirer, via une maison d'édition joliment
baptisée "Ils ont perdu la tête", un Journal des Guillotinés en quatre fascicules, qui sous-titrait en
gros "Avez-vous eu un ancêtre DECAPITE pendant la Révolution? Ce journal
va vous permettre de le savoir".
Ce journal est à son tour la
source principale du site internet les.guillotines.free.fr , qui dépasse
l'objet de son titre pour lister "condamnés à mort, à la déportation, et à
l'emprisonnement" tout en précisant que "quelques condamnés à mort
n'ont pas été exécutés".
On devrait surtout préciser
que les 17000 condamnés listés par Prudhomme, dont d'ailleurs certains ont été
fusillés et non guillotinés, ne peuvent être que ceux ayant laissé un nom dans
les documents auxquels il a eu accès[1]. Une publicité du type
"avez-vous eu un ancêtre décapité" est donc, osons le dire, un
raccourci très rapide.
C'est en tous cas sur les.guillotines.free.fr que je
vais retrouver deux membres de ma famille:
MOLLET Joseph, âgé de 48 ans, sous lieutenant au 17ème régiment, né et domicilié à St Michel,
département des Basses-Alpes, condamné à mort le 8 prairial an 2, par le
tribunal révolutionnaire de Paris, comme conspirateur
MOLLET Joseph, ex curé de Castellet, domicilié à Montroc, département
du Vaucluse, condamné à mort le 2 fructidor an 2, par le tribunal criminel du
département des Basses-Alpes, comme réfractaire à la loi.
Pour compléter et corriger ces informations, il faudra
me plonger dans les archives.
LE MILITAIRE
Le premier Joseph Mollet est
le frère d'un de mes ancêtres directs. Il est né le 27 avril 1750 à
Saint-Michel-l'Observatoire, fils d'un autre Joseph Mollet (1696-1781) et de
Catherine Giraud (1711-1753). Des recherches au Service historique de la défense
à Vincennes m'ont permis de reconstituer sa carrière militaire jusqu'à la
Révolution[2]. Pour connaître la suite,
je devrai consulter aux Archives nationales les dossiers du tribunal
révolutionnaire[3].
Donc, Joseph Mollet est au
printemps 1793 maréchal des logis au 18e régiment de cavalerie, rattaché à
l'armée des Ardennes. Rappelons le contexte: l'armée des Ardennes et celle du
Nord sont sous les ordres du général Dumouriez. Après la victoire de Valmy en
1792, elles ont occupé la Belgique, mais doivent l'évacuer après la défaite de
Neerwinden face aux Autrichiens, le 18 mars 1793. Dumouriez fait camper ses
troupes aux alentours de Maulde, dans le Nord. Menacé d'arrestation par la
Convention, il a déjà commencé à négocier avec l'ennemi. Le 1er avril, il
ajoute à son ordre du jour que, s'il est destitué et s'il peut compter sur le
soutien de l'armée, il entrera en révolte contre la Convention. Le soir même,
il reçoit la nouvelle de sa destitution; dans la nuit, il fait imprimer une
proclamation invitant ses troupes à se joindre aux Autrichiens pour marcher sur
Paris et rétablir la monarchie. Il la répètera le 3 avril.
La nouvelle est diffusée
dans les milieux civils et militaires de la région. Dans la compagnie dont fait
partie Joseph Mollet, le capitaine Reynier rassemble ses hommes pour la leur
annoncer, puis les officiers demandent l'avis des cavaliers; on convient d'attendre
les ordres de la Convention. Sur ces entrefaites, deux des trois escadrons du
régiment (environ 200 hommes, le 3e escadron est en détachement dans les
Ardennes) sont rassemblés à Condé-sur-l'Escaut. Un matin (d'après la
chronologie de l'affaire, nous sommes le 4 avril) le lieutenant-colonel Tulles,
qui commande le régiment, réunit les officiers et sous-officiers. Le maréchal
des logis Bouzat, un subordonné direct de Joseph Mollet, sort bientôt de la
réunion et alerte les cavaliers qu'il trouve: Tulles a présenté aux gradés la
fameuse proclamation, et tous ont choisi de faire passer le régiment à
Dumouriez - sauf lui, Bouzat. Sur la suite, les témoignages laissent deviner
une pagaille éminemment militaire, les trompettes sonnant trois fois l'ordre de
monter en selle, les cavaliers qui sont montés démontant aussitôt après, ceux
qui n'ont pas entendu Bouzat ne comprenant pas ce qui se passe, mais enfin tout
le monde finit par être au courant, d'autant que des dragons d'une autre unité
viennent annoncer que leurs propres officiers ont tenté la même manoeuvre: "vous autres ne montez pas à cheval
parce que vous seriez perdus: on veut vous emmener de l'autre côté".
Bouzat va prévenir le
commandant de la place, le capitaine Langlois. Vers 15 h. les cavaliers
finissent par être rassemblés et en selle, mais, que la nouvelle ait été vraie
ou non, il n'est plus question de tenter quoi que ce soit en faveur de
Dumouriez.
En fait, tout cela est lié à
une manoeuvre du général Neuilly, commandant les troupes rassemblées à Condé,
pour livrer la ville à Dumouriez. Les livres d'histoire, et la correspondance
de l'armée conservée au SHD Vincennes, permettent de comprendre ce qui se
passait par ailleurs. Dans la matinée de ce même 4 avril, Dumouriez, avec une
petite escorte, a quitté son quartier général de Saint-Amand et chevauche vers
Condé. En chemin, un aide de camp de Neuilly vient à sa rencontre, l'avertir
que la garnison de la ville est en grande
fermentation[6]. Dumouriez renonce à entrer
dans la ville et demande à Neuilly de le rejoindre avec le seul 18e de
cavalerie; nous avons vu que ce n'était pas possible. Il est de toute façon
trop tard: les garnisons de Lille, Douai, Valenciennes ont choisi le parti de
la Convention, et de plus en plus de soldats abandonnent le camp de Maulde. Le
lendemain, 5 avril, Dumouriez rejoint les Autrichiens avec le peu d'hommes
qu'il a pu rallier. Quant à Neuilly, le 4 avril à 16 h., il écrit aux
représentants de la Convention qu'il a lu à ses troupes leur propre
proclamation condamnant Dumouriez; la lecture s'en est faite avec calme et
tranquillité, il m'a paru que toutes les troupes sont dans les meilleurs
intentions[7]. Il n'en reçoit pas moins
du général Dampierre, successeur de Dumouriez, qui a été alerté de l'incident,
une convocation pour se rendre à son quartier général de Valenciennes. Aussi,
le matin du 5 avril, il prévient le capitaine Langlois qu'il va visiter les
avant-postes, sort de Condé et détale. Il finira sa carrière dans l'armée
autrichienne.
Le 18e de cavalerie reçoit
l'ordre de quitter Condé pour Fresne, ce qu'il fait un ou deux jours après
l'incident. A l'extérieur de la ville, Tulles fait mettre les cavaliers en
cercle dans un pré et demanda haut et
fort quels étoient les individus à qui il avoit été proposé par lui ou par les
sous-officiers de passer à l'ennemi[8]. Tout le monde nie, hors
Bouzat. A Fresne, ayant reçu des menaces (...) notamment de la part de
Mollet (...) qui lui avoit promis de lui brûler la cervelle d'un coup de
pistolet en quelque endroit qu'il le rencontreroit[9], Bouzat disparaît. Quelques
jours après, alors que le régiment est passé à Houdain, toujours dans le Nord,
le fugitif réapparaît, pour demander un congé régulier... et sa solde en
retard. Il s'en fut pour cela trouver le commandant, accompagné du
citoyen Mollet, qui étoit alors son maréchal des logis en chef. Après avoir
avoué les larmes aux yeux qu'il avoit les plus grands torts (...) il le
pria de lui donner son congé, ajoutant que son infâme conduite le rendoit
indigne de rester au régiment. "Malheureux", répond Tulles, "tu
n'es pas content d'avoir cherché à me perdre, et à m'ôter la confiance des
braves gens que je commande, tu oses encore essayer un autre moyen de mettre ton
projet à exécution, en me demandant ton congé, tu n'ignores pas qu'il est
expressément défendu d'en accorder aucun; et si j'étois un homme foible, je
serois bientôt ta victime." Bouzat continua de se reprocher ses torts,
ajoutant qu'il étoit juste qu'il fût le seul malheureux qui dût gémir de ses
fautes, et qu'il lui étoit impossible de rester avec de braves gens à qui il
avoit si essentiellement manqué. Le commandant lui fit un discours paternel, et
employa tous les moyens de le faire rentrer dans le devoir; il le renvoya
ensuite à son logement, ordonnant à Mollet qui avoit été témoin de leur
conversation de lui donner son décompte, comme il l'avoit fait à sa compagnie. Mais
à peine Bouzat fut-il sorti du logement du commandant qu'au lieu de suivre
Mollet il gagna le sien au plus vite, monta à cheval avec armes et bagages, et
s'en fut sans congé[10]. Le 10 avril, il obtient du
général Dampierre une autre affectation et une promotion, et le 15 rejoint
comme adjudant le 20e régiment de dragons. D'Abbeville, il écrit au brigadier
Delmas et à plusieurs autres de ses amis du 18e de cavalerie de venir le
rejoindre, leur promettant un avancement rapide. Quinze d'entre eux rallient
avec leurs chevaux le 20e dragons. Tulles passe sa colère sur Delmas, qu'il
fait emprisonner à Valenciennes.
Là-dessus, les Autrichiens
attaquent, et c'est la défaite de Famars, le 23 mai 1793. Le 18e de cavalerie se distingua[11] et y laissa de nombreux
morts ou prisonniers, dont Tulles resté aux mains de l'ennemi. C'est
probablement peu après que le capitaine Reynier est mort de ses blessures[12]. Le régiment est envoyé au
dépôt (c'est-à-dire à l'arrière, pour repos et incorporation de nouvelles
recrues) à Reims. C'est là que le 4 juin il est renuméroté 17e de cavalerie (le
15e de cavalerie étant l'année précédente passé en bloc à l'ennemi, on décale d'un
rang la numérotation de tous les régiments qui le suivent). Le comblement des
vides et la formation d'un 4e escadron permettent un avancement rapide: tandis
que le lieutenant-colonel Prisye succède à Tulles, Joseph Mollet devient
sous-lieutenant.
Ceci ne peut manquer de
susciter des jalousies, surtout dans le 3e escadron qui est toujours détaché
dans les Ardennes. Ceux à qui le rang ou
l'ancienneté pouvoient donner quelque espoir, eurent part à la nomination;
aussi les autres emportés par une basse jalousie, à la nouvelle du choix que
l'on avoit fait, commencèrent-ils à déployer leur fureur. Une première
dénonciation est adressée aux représentants du peuple dans le département et à
l'armée des Ardennes, sans résultat. Début juillet, le régiment rejoint l'armée
du Nord, où le 3e escadron le rallie; on
fraternise, on se jure de part et d'autre une amitié éternelle[13], mais le 16 septembre,
alors que le régiment est cantonné à Biache (Pas-de-Calais), un lettre cosignée
par une douzaine de militaires est adressée au ministre de la guerre. Elle
dénonce le complot du mois d'avril, nommant treize officiers dont Joseph
Mollet: de pareils chefs sont fort dangereux et la prudence exige que
provisoirement l'on s'empare d'eux en attendant qu'il soit décidé de leur sort,
d'ailleurs tous les chefs ne font que tenir des propos inciviques et ne
possèdent la confiance de personne, de quelques individus qui sont de leur
sentiment[14]. Une autre dénonciation, avec
cette fois 26 signatures, est adressée le 1er octobre aux représentants du
peuple près l'armée du Nord, à Arras. Elle rappelle l'affaire, allonge la liste
des gradés dénoncés jusqu'à 17 personnes et fait d'autres révélations. Au camp
de Frescaty près de Metz, fin 1792, alors que plusieurs unités avaient planté
des arbres de la liberté surmontés de bonnets rouges, des cavaliers du 18e
voulurent faire de même mais Presy [Prisye] qui n'était alors que
lieutenant-colonel et qui commandait l'escadron vint nous demander pourquoi
est-ce qu'on avait planté cette vilenie là, il ordonna qu'on l'arrachasse,
le jeune sous-lieutenant Héry finissant par faire remplacer le bonnet rouge par
un bonnet blanc. Déjà à Amiens en décembre 1791, les bourgeois de la ville
avaient offert à Prisye l'étendard tricolore qui était désormais réglementaire,
mais il n'a jamais voulu que l'on s'en serve. Il a même fait conserver
aux housses des chevaux le galon blanc qui devait être supprimé comme symbole
de l'Ancien Régime.
Ses subordonnés ne valent
pas mieux. A Reims, Tollerez a crié "vive
le roi" dans un café, et s'en est tiré avec trois jours de prison, qui
ne l'ont pas empêché de passer maréchal des logis-chef. Lartigue traite les
membres de la Convention de "f...
gueux" et de "scélérats".
Le chirurgien-major Bugnotet ne tient
d'autre langage que celui de l'aristocratie et ne cesse de débiter de fausses
nouvelles. Le Chêne (qui calomnie également la Convention), Arragon,
Bouchiat ont fui lors de la bataille de Neerwinden[15].
Cette fois, la menace se
précise. Vers ce même 1er octobre, le sous-lieutenant Dideray passe à
Saint-Quentin (Aisne), où Joseph Mollet se trouve avec un détachement, et lui parle
des fameuses dénonciations. Mollet demandera plus tard à deux cavaliers du
régiment, Bove et Gabriel, de témoigner de ce qu'ils se sont dit alors: Bove
lui écrira au sujet de ce que j'ai
entendu par le sitoien Dideray etant a boire l'eau de vie ensemble, moi present
Bove et Gabriel de ce que Dideray vous a dit que l'on l'avoit fait signer par
force et que s'il ne l'avoit pas signé on l'auroit mit dedans et qu'on l'auroit
dégradé et que si j'ettoit a ta place je ne coucheroit pas ici ce soir que je fouteroit
le camp de l'autre coté et vous lui avez repondu que la guillotine me couperoit
plutôt en quatre que de me battre contre ma patrie et que je ne craignoit rien[16].
Le 4 octobre, les
représentants du peuple lancent un mandat d'arrêt contre 25 gradés du 17e de
cavalerie, à emprisonner à Arras pour être traduits devant le tribunal
militaire. Outre le lieutenant-colonel Tulles, décrété d'arrestation bien qu'il
soit toujours prisonnier de l'ennemi, la liste comprend Joseph Mollet, le
colonel Prisye (ci-devant de Prisye), les lieutenants-colonels Héry et Prébaron
(ci-devant Furet de Prébaron), les capitaines Lecandre et Cazeaux, les
lieutenants Bouchiat (ci-devant Plaisant de Bouchiat), Truchot, Augustin, Héry
fils, les sous-lieutenants Beauregard, Verillot, Poisson, Arnaud, Jourdeuil,
Juy, le chirurgien-major Bugnotet, les adjudants Bonnot et Cayel, le maréchal
des logis Galzot, les brigadiers-fourriers Tollerez, Lartigue, Le Chêne et
Arragon[17]. Bientôt ils se trouvent
rassemblés à l'ancienne maison des Orphelines, convertie en prison par la
Révolution. Un autre officier compris dans la dénonciation, le sous-lieutenant
Pruneau, qui se trouvait au dépôt à Beauvais, y sera arrêté en novembre et
interné dans la prison de cette ville.
Les gradés arrêtés sont
remplacés; le chef du 3e escadron, Augier, dit avant la Révolution Augier de
Bellecourt (c'est un Provençal, né en 1737 à Saint-Vallier dans les actuelles
Alpes-Maritimes) prend le commandement du régiment. L'ambiance ne s'y améliore
pas, si l'on en juge par la lettre qu'un lieutenant-colonel nouvellement promu
écrit au sous-lieutenant Verillot le 23 nivôse/12 janvier 1794: vos coquins de dénonciateurs (...) vous les
connaissez, cet Didré [Dideray] qui
dit a Molet qui foute le camp avec son cheval qu'il étoit dénoncé (...) ces
plats gueux demandent Bouzat pour lieutenant, il y des coquins qui sont pour et d'autre n'en
veule pas. Je ne vous ecrit quen tremblant. Et plus tard tous les officiers sont rempl... Je ne peux
plus écrire, je pleure, je ne suis plus un homme, je voudrois n'avoir connu
aucun de vous, je n'aurois pas de regret[18]. Augier lui-même paraît
n'avoir fait que passer[19] à la tête du régiment,
peut-être inclus, comme son lieutenant-colonel, dans la vague de destitutions
prononcée par les nouveaux représentants à l'armée du Nord, Saint-Just et Le
Bas, début 1794[20].
Entretemps l'instruction
commence, des témoins sont interrogés (on n'a gardé que douze procès-verbaux
d'interrogatoires, menés à Beauvais, dont celui du brigadier Delmas). Le 16
nivôse an II (entretemps la France est passée au calendrier révolutionnaire:
c'est le 5 janvier 1794), Carré, l'accusateur public auprès du tribunal
militaire d'Arras, écrit au ministère de la guerre je suis fort embarrassé[21]. La plupart des prévenus ne
relèveraient-ils pas plutôt du tribunal criminel?
Justement, le ministère a
transmis le dossier à Fouquier-Tinville, l'accusateur public auprès du tribunal
révolutionnaire, à Paris. Celui-ci émet le 17 pluviôse/5 février un mandat: le
colonel Prisye, le lieutenant-colonel Héry et les quatorze autres gradés
dénoncés comme ayant participé à l'affaire de Condé (Héry fils, Prébaron,
Lecandre, Cazeaux, Mollet, Beauregard, Verillot, Poisson, Arnaud, Jourdeuil,
Bugnotet, Bonnot, Juy et Pruneau) doivent être transférés à Paris pour être
jugés par le tribunal révolutionnaire. Mais deux jours plus tard, un décret de
la Convention attribue l'affaire au tribunal criminel du département du Nord,
siégeant à Douai, qui porte lui aussi le titre de tribunal révolutionnaire.
Pruneau est rapidement transféré de Beauvais à Paris et interné à la
Conciergerie, dans l'enceinte du Palais de Justice, mais Carré décide de suivre
le second document et envoie ses prisonniers d'Arras à Douai. A la veille du
départ, l'un d'eux, le lieutenant-colonel François Héry (54 ans), est mort en
détention: son décès est enregistré à Arras le 21 pluviôse/9 février[22].
Après un second décret du 6
ventôse/24 février corrigeant le premier (il décide que les quinze seront jugés
par le tribunal révolutionnaire de Paris, et les autres par le tribunal
militaire), puis une lettre adressée au ministère de la guerre par
Fouquier-Tinville qui s'inquiète de ne pas voir arriver ses prévenus, Carré les
met finalement en route pour Paris le 9 germinal/29 mars.
Trois voitures à chevaux,
escortées par la gendarmerie de brigade en brigade, transportent les
prisonniers à Bapaume, Péronne, Louvres, Senlis puis Paris. Le 18 germinal/7
avril, ils sont internés au ci-devant collège du Plessis, devenu la maison
d'arrêt de l'Egalité (c'est sur l'emplacement de l'actuel lycée Louis-le-Grand,
dans le Quartier Latin, à deux rues de là où j'habitais à Paris)[23]. Seul, le jeune Héry passe
d'abord quelques jours à l'hospice du tribunal révolutionnaire (dans l'actuel
Hôtel-Dieu) pour une dysenterie.
La prison, qui compte le
jour de leur arrivée 363 détenus, renfermera jusqu'à (selon un état du 3
prairial/22 mai) environ 500 hommes et une centaine de femmes. Coïncidence,
dans la liste figurent la femme Deneuilly
et sa fille âgée de douze ans[24]. S'agirait-il de la femme
et de la fille du général dont la trahison a déclenché toute l'affaire? En tous
cas, elle semblent avoir survécu à la Terreur.
Du côté de notre groupe,
François Cazeaux, le plus âgé (une soixantaine d'années) est à son tour admis à
l'hospice le 26 germinal/15 avril; il y meurt le 2 floréal/21 avril. Le 8
floréal/27 avril, les prisonniers sont rejoints par Pruneau, transféré de la
Conciergerie.
Désormais quatorze, ils
préparent leur défense et font parvenir un mémoire à Fouquier-Tinville: patriotes opprimés, victimes de la cabale et
de l'ambition, depuis six mois nous sommes détenus, depuis six mois nous sommes
traînés, comme des criminels, de prison en prison. Et de citer leurs dénonciateurs:
Bouzat, que nous connaissons déjà (quant aux hommes qu'il avait entraînés au
20e dragons, ils ont massivement déserté depuis); Guyot, qui pendant deux
campagnes n'a pas bougé de l'hôpital pour
une maladie vénérienne dont il eût été bien fâché de guérir; Tiercelin, un perturbateur et un mauvais sujet,
tous deux ayant participé à un pillage
affreux près de Montmédy en octobre 1792, et failli se faire expulser du
régiment[25]; Changé, de qui cent
fois je me suis moqué (c'est le chirurgien Bugnotet qui parle), pour
avoir une nuit jeté la frayeur dans un avant-poste, et s'être jeté, avec une
partie de ses collègues, dans une des redoutes d'Aulnoy près Valenciennes[26]; les capitaines Veyssette
et Bessière, de l'escadron des Ardennes, qui ont recelé du butin pris à la
bataille d'Arlon en juin 1793... Quant à ceux qui ne se sont pas associés à la
dénonciation, le nommé Carret cavalier fut violemment frappé, n'ayant pas
voulu signer, ni participer à notre perte; lors de l'arrestation, le
nommé Gauthier alors maréchal des logis ayant témoigné de l'indignation au
sujet de notre arrestation, fut obligé de se cacher, poursuivi par plusieurs de
nos délateurs qui vouloient l'assassiner, puisqu'ils sondèrent avec la pointe
de leurs sabres son lit et toutes les places de la maison où il s'étoit réfugié[27].
Le 5 prairial/24 mai, sept
témoins que Fouquier-Tinville a fait venir du dépôt de Beauvais arrivent à
Paris. Le brigadier Delmas est parmi eux, il manque Bouzat qui se trouve dans
les Ardennes avec son nouveau régiment et n'a pu être convoqué à temps. Il n'est
pas resté de trace de leur interrogatoire. Le
même jour, un juge du tribunal révolutionnaire, Denisot, et son greffier se
rendent à la prison de l'Egalité pour interroger les détenus (moins Héry, qui a
été renvoyé à l'hospice). Tous nient les accusations. Le colonel Prisye choisit
comme avocat un certain Sezille, tandis que pour les autres Duchateau est
commis d'office[28].
Le 6 prairial/25 mai,
Fouquier-Tinville rédige son acte d'accusation et requiert le transfert des
prisonniers à la Conciergerie. Le 8 prairial/27 mai, Joseph Mollet (48 ans),
Pierre Claude Marie Prisye (46 ans), Emile Joseph Xavier Héry (19 ans), Jacques
Joseph Laurent Furet dit Prébaron (44 ans), Etienne Lecandre (27 ans), Nicolas
Jacques Beauregard (41 ans), Philippe Verillot (26 ans), François Poisson (27
ans), Jean Arnaud (44 ans), Etienne Jourdeuil (29 ans), Jean François Bugnotet
(25 ans), Claude Bonnot (27 ans), Claude Juy (26 ans) et Pierre Félix Pruneau
dit Saint-Pierre (42 ans) sont condamnés à mort comme convaincus de manoeuvres pratiquées à l'époque de la trahison de
l'infâme Dumouriez tendant à ébranler la fidélité des soldats à la Nation, à
les faire déserter à l'ennemi et marcher à la Convention[29]. Ils sont exécutés place de
la Révolution (aujourd'hui place de la Concorde), probablement le même jour.
En même temps ont été
condamnés: un ci-devant comte de Lévis-Mirepoix, convaincu d'intelligences
contre-révolutionnaires; le général Donadieu, pour avoir retenu ses troupes
lors de la bataille de Wissenbourg (décembre 1793); la citoyenne Catherine
Mathieu et sa fille Suzanne Vigneron, pour avoir correspondu avec leur fils et
frère émigré; les citoyens Jude, Binet, Avenet, Houry, pour conspiration (deux autres
accusés ont été acquittés); et un personnage important dans l'histoire de la
Révolution en Provence: Mathieu Jouve dit Jourdan Coupe-Tête, qui lors du
rattachement du Comtat Venaissin à la France avait été successivement général
de l'armée d'Avignon et officier de gendarmerie. Il est convaincu de conspirations formées dans le département des
Bouches-du-Rhône[30], et singulièrement à
Avignon et dans son district, contre le peuple, l'unité et l'indivisibilité de
la République, par suite desquelles les biens nationaux auraient été dilapidés,
en s'en procurant à vil prix l'adjudication par les intrigues et la terreur, en
abusant de l'autorité militaire, pour persécuter et incarcérer arbitrairement
des patriotes, des fonctionnaires publics, même dans le sein des sociétés
populaires, en méconnaissant l'autorité judiciaire, administrative, de police,
et même de la représentation nationale, pour y substituer un pouvoir arbitraire
et oppresseur; enfin, en protégeant des fédéralistes[31], des
contre-révolutionnaires, des hommes suspects[32].
Les corps sont enterrés au
cimetière des Errancis, près du parc Monceau; ils seront transférés aux
Catacombes lors de la destruction du cimetière au XIXe siècle. Enfin, toujours
d'après les.guillotines.free.fr, le 17 messidor/5 juillet, Henri Bouchiat, Jean
Baptiste Lartigue et François Truchot sont condamnés à mort par le tribunal
militaire d'Arras.
Le Service historique de la
défense permet de connaître l'épilogue de l'affaire pour certains autres de nos
personnages. Arnaud Mathieu Tulles, auquel sa captivité a sauvé la vie, rentre
en France en nivôse an IV/décembre 1795 ou janvier 1796; il prend peu après sa
retraite pour blessures et infirmités[33]. Victor Bouzat est tué en
Espagne en 1809; il était alors capitaine au 20e dragons et chevalier de la
Légion d'honneur[34].
Joseph Mollet avait
apparemment toujours gardé des liens avec Saint-Michel: dans son interrogatoire
il se disait cultivateur et actuellement
sous-lieutenant au 17e régiment[35]. Pour sa famille,
l'épilogue a lieu lorsque la loi du 21 prairial an III/9 juin 1795 restitue les
biens, jusqu'alors légalement confisqués, des condamnés du tribunal
révolutionnaire. Le 25 prairial an II/13 juin 1794, l'administration du
district de Forcalquier avait chargé la municipalité de Mont-Michel (c'est le
nom révolutionnaire de Saint-Michel) de mettre sous séquestre les biens de
Joseph Mollet[36]. Sur pétition de ses frères
Louis et Antoine Mollet, un arrêté départemental du 25 messidor an III/13
juillet 1795 les maintient en possession de 2000 livres et autres sommes
afférant audit Joseph Mollet de l'héritage de feu Joseph Mollet son père[37].
LE CURE
L'autre Joseph Mollet est un
cousin issu de germain du précédent. Il est né le 29 février 1728 à Dauphin, de
Giraud Mollet (1701-1761) et Marie Rousset (1708-1768). Au début de la Révolution,
il est curé de Castellet,
dans l'actuel Vaucluse. La loi du 29 novembre 1790 exigeant des prêtres un
serment de fidélité à la nation, à la loi
et au roi, il prête ce serment devant la municipalité le 20 mai 1791, avec
restriction, puis le 27 mars 1792 sans
restriction, se rétractant de celle qu'il avoit insérée dans celuy qu'il avait
précédemment prêté. Après la chute de la monarchie, l'Assemblée législative
exige un nouveau serment, d'être fidèle à
la nation et de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir en les défendant.
La municipalité de Castellet constate le 8 octobre 1792 que Joseph Mollet l'a
également prêté.
Néanmoins, le 28 pluviôse an
II/16 février 1794, il abdique ses fonctions, après s'être fait délivrer par la
mairie de Castellet un certificat de civisme. Il se retire chez sa soeur Marie
Elizabeth (née en 1741), mariée à Jacques Carbonel à Dauphin (ou plutôt à
Mont-Roc: comme Saint-Michel, le village a changé de nom, ne pouvant en garder
un qui faisait penser au fils de Louis Capet). La mairie de Mont-Roc lui
délivre le 30 prairial/18 juin un nouveau certificat de civisme, indiquant
qu'il a toujours donné (...) des marques
non équivoques du plus pur civisme et du plus ardent patriotisme[38]. Il ne va pas tarder à en
avoir besoin.
La loi du 30 vendémiaire an
II/21 octobre 1793 punit de mort les prêtres réfractaires au serment civique,
ainsi que ceux qui les recèleraient. Seuls sont exclus les prêtres infirmes ou
sexagénaires. Une nouvelle loi, le 22 floréal an II/11 mai 1794, ordonne
néanmoins que ces derniers, à compter de
la publication (...) seront tenus dans deux décades de se transporter au
chef-lieu de leur département pour y être reclus dans la maison destinée à cet
effet; au-delà, ils seront passibles de mort comme les autres. L'agent
national[39] de Forcalquier ne diffusera
cette loi aux municipalités de son district que le 19 messidor/7 juillet. Il
semble bien qu'il ait profité de cet intervalle en se disant
"dépêchons-nous d'arrêter quelques ecclésiastiques, dans quelques jours il
sera trop tard."
Le 14 messidor/2 juillet, il
lance un mandat d’arrêt contre Joseph Mollet, considéré comme réfractaire,
ayant rétracté son serment civique le 20 mai 1791. Le lendemain, un autre
mandat est lancé contre Jacques Carbonel et son fils, pour recel. Tous trois
sont emprisonnés à Digne, leurs biens placés sous séquestre, et le 26
messidor/14 juillet l'agent national peut écrire à son homologue d'Apt cet ex-curé du Castelet avoit par sa fuite
purgé ton district, son arrestation et translation ont purgé celui-cy, bientôt
la terre de la liberté n’en sera plus souillée. Il signale le lendemain au
comité de sûreté générale, à Paris, que deux autres individus soupçonnés de prêtrise et un ci-devant frère hermite sont également
arrêtés[40].
La soeur de Joseph Mollet
lui obtient en vain un nouveau certificat de civisme de la mairie de Mont-Roc,
le 18 messidor/6 juillet[41]. Il est jugé par le
tribunal criminel de Digne le 2 fructidor/19 août. On constate qu'il a été
arrêté avant d'avoir pu être informé de la loi du 22 floréal, et n'est donc pas
passible de mort. Il est tout de même, comme réfractaire, condamné à la
réclusion, ainsi qu'à la confiscation des biens prévue par la loi du 22 ventôse
an II/12 mars 1794[42]. Il n'est plus question des
Carbonel, qui ont probablement été libérés dans la foulée.
Joseph Mollet doit attendre
le 4 nivôse an III/24 décembre 1794 pour que le comité de surveillance de
Digne, au vu des pièces le concernant, à commencer par sa prestation de serment
du 27 mars 1792, constate qu'il n’a point
rétracté son serment mais bien rectifié un serment qui n’étoit point
entièrement conforme à la loi. Ne pouvant donc être considéré comme
réfractaire, il est autorisé à se retirer
dans le sein de sa famille[43]. Ayant, contrairement à ce
que dit la liste que Louis-Marie Prudhomme ne pouvait rendre exacte à 100%,
échappé à la condamnation à mort, il meurt le 3 vendémiaire an V/24 septembre
1796 à Mont-Roc, redevenu Dauphin, dans sa maison[44].
Vincent Mollet (CG 04)
SOURCES
Abréviations:
AD04:
archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence
AD60:
archives départementales du Pas-de-Calais
CHAN:
centre historique des Archives nationales, Paris
SHD/GR:
Service historique de la défense, archives du ministère de la guerre, Vincennes
[1] si l'on compte les
exécutés anonymes: fusillés de Toulon, mitraillés de Lyon, noyés de Nantes...
la Terreur a fait en tout environ 40000 morts. On peut y ajouter les 2 à 300000
morts par faits de guerre en Vendée et aux alentours, ce chiffre incluant les
victimes des républicains et celles des royalistes. Cf. François Lebrun, "La Terreur à
l'ordre du jour", dans Les
Collections de l'Histoire, n° 25, La
Révolution française, 2004.
[2] cf. mon article
"Ancêtres militaires bas-alpins", dans PG n° 155 de mars 2010
[3] dossier de l'affaire. CHAN, W 374, dossier
3
[4] témoignage du maréchal
des logis Léger Potey, 15 novembre 1793. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 145
[5] témoignage du cavalier François Maréchal,
15 novembre 1793. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 145
[6] CHUQUET (Arthur), La Trahison de Dumouriez, Paris, L. Cerf
1891
[7] lettre de Neuilly aux commissaires de la
Convention, 4 avril 1793. SHD/GR, B1 11
[8] mémoire défensif. CHAN,
W 374, dossier 3 pièce 132
[9] dénonciation, 1er octobre 1793. CHAN, W
374, dossier 3 pièce 141/2
[10] mémoire défensif. CHAN, W 374, dossier 3
pièce 132. Ce mémoire ayant été rédigé alors que Tulles était prisonnier des
Autrichiens, et la scène avec Bouzat n'ayant pas eu d'autre témoin, c'est
évidemment Joseph Mollet qui raconte.
[11] LASSUCHETTE (capitaine
de), Historique du 26e dragons [ancien
18e et 17e de cavalerie], Dijon, Darantière 1894
[12] témoignage du brigadier Jean Pierre Delmas,
14 novembre 1793. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 145
[13] mémoire défensif. CHAN,
W 374, dossier 3 pièce 132
[14] CHAN, W 374, dossier 3 pièce 144
[15] dénonciation, 1er
octobre 1793. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 141/2
[16] lettre de Bove et
Gabriel à Joseph Mollet, 26 frimaire an II/10 décembre 1793, dans le mémoire
défensif. CHAN, W 374, dossier 3 pièce 132
[17] CHAN, W 374, dossier 3
pièce 139
[18] lettre d'un lieutenant-colonel du 17e de cavalerie à Verillot, 23 nivôse
an II/12 janvier 1794, dans le mémoire défensif. CHAN, W 374, dossier 3 pièce
132
[19] CHURCHILL (Sidney), Etat militaire de la France pour l'année 1789... Réimpression..., Carnac,
l'auteur 1913-1925
[20] WALLON (Henri), Les Représentants du peuple en mission..., Paris, Hachette
1889-1890
[21] CHAN, W 374, dossier 3
pièce 142
[22] tables décennales
d'Arras, en ligne sur le site des AD60
[23] sur le Paris
révolutionnaire, HILLAIRET (Jacques), Dictionnaire
historique des rues de Paris, Paris, Minuit 1963
[24] dossier "maison
d'arrêt de l'Egalité". CHAN, W 85
[25] mémoire défensif. CHAN,
W 374, dossier 3 pièce 132
[26] mémoire défensif de Jean François Bugnotet.
CHAN, W 374, dossier 3 pièce 133
[27] mémoire défensif. CHAN, W 374, dossier 3
pièce 132
[28] interrogatoire. CHAN, W
374, dossier 3 pièce 135
[29] Moniteur [journal officiel de l'époque], 13 prairial an
II/1er juin 1794. Les âges étant ceux notés dans l'interrogatoire et repris
avec plus ou moins d'exactitude par l'acte d'accusation puis le Moniteur,
ils sont approximatifs; Joseph Mollet, par exemple, avait 43 ans.
[30] de son rattachement à
la France (1791) jusqu'à la création du département du Vaucluse (1793), Avignon
fait partie des Bouches-du-Rhône.
[31] partisans des Girondins
[32] Moniteur,
13 prairial an II/1er juin 1794
[33] dossiers Arnaud Mathieu
Tulles. SHD/GR, 2YE 4005 et 2YF 78165
[34] dossier Victor Bouzat. SHD/GR, 2YE 529
[35] réquisitoire. CHAN, W
374, dossier 3 pièce 53
[36] AD04, L 279 p. 319
[37] AD04, L 274 p. 78
[38] arrêt du comité de
surveillance de Digne, 4 nivôse an III/24 décembre 1794. AD04, L296
[39] sorte de sous-préfet
[40] AD04, L 281
[41] LEOUFFRE (Jean-Marie), Dauphin, pages d'histoire, Digne,
Société scientifique et littéraire des Alpes de Haute-Provence
[42] AD04, L 328
[43] arrêt du comité de
surveillance de Digne, 4 nivôse an III/24 décembre 1794. AD04, L 296
[44] état civil de Dauphin, en ligne sur le site
des AD04